Les « torres » ou copropriétés fermées de Buenos Aires : de nouvelles frontières urbaines ?

Un séminaire sur le thème « La production des frontières urbaines : usages et conflits d’usages des copropriétés fermées à Buenos Aires »,  animé par la chercheuse Eleonora Elguezabal, avait lieu à Sciences Po le 11 mai 2016 dans le cadre du programme de recherche Cities are back in town. Eleonora Elguezabal y est revenue sur son ouvrage Frontières urbaines : les mondes sociaux des copropriétés fermées, publié aux Presses Universitaires de Rennes en 2015, en partie tiré de sa thèse de doctorat de sociologie, soutenue à l’EHESS en 2011. Cet article vise à retracer les principaux axes de réflexion évoqués au cours du séminaire, ainsi qu’à inscrire ces enseignements dans le traitement de notre propre sujet de recherche, à savoir l’utilisation des nouveaux outils numériques émergents dans le cadre de la stratégie de transition vers une smart city pour l’implication citoyenne, et l’effet de ces outils sur l’intégration au système urbain interconnecté des différents quartiers de Buenos Aires.

 

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Eleonora Elguezabal (source : CESAER)

Eleonora Elguezabal est sociologue, et a travaillé près de cinq ans à Buenos Aires (dont elle est originaire) pour réaliser son enquête afin d’écrire sa thèse de doctorat, puis l’ouvrage qui en est issu. Elle est aujourd’hui chargée de recherche à l’INRA et au Centre d’Economie et Sociologie Appliquée aux Espaces Ruraux (CESAER). Elle travaille sur les frontières territoriales et la manière dont elles se construisent et se dessinent, socialement et spatialement, à la fois dans les territoires urbains (avec des terrains de recherche en Argentine et en Angleterre), périurbains et ruraux (terrains de recherche principalement situés en France).  Ses propos lors de la conférence ont portés sur les résidences fermées habitées par les classes aisées à  Buenos Aires. Elle est revenue sur certaines études réalisées à ce sujet, en Argentine et ailleurs. Elle a notamment critiqué la notion de gated communities, censées recréer une harmonie et obtenir la paix sociale grâce à l’exclusion des classes populaires hors de leurs frontières. Elle a présenté son approche, les enjeux à l’œuvre et les résultats de sa recherche.

Eleonora Elguezabal a d’abord réalisé une enquête ethnographique dans les copropriétés fermées de Buenos Aires pour discuter le thème de la ville insulaire. La « ville insulaire » désigne le nouvel état de plusieurs grandes métropoles dont le processus de transformation profonde des formes urbaines génère des espaces qui fonctionnent à l’écart du reste du tissu urbain. Ces derniers sont physiquement bien délimités et bien souvent protégés par différents systèmes de sécurité et de contrôle d’accès. Ces espaces concernent autant les fonctions résidentielles que les formes productives, éducatives ou récréatives de la ville. Un nouvel urbanisme « insulaire » émerge, marqué par ses faibles connexions avec le reste de la ville. Eleonora Elguezabal a donc confronté cette hypothèse avec un terrain spécifique : les copropriétés résidentielles sécurisées de Buenos Aires, appelées les « torres » en raison de leur forme architecturale (il s’agit souvent d’immeubles, de tours). Ces copropriétés sont équipées de dispositifs de sécurité variés (caméras, vigiles, détecteurs) et d’équipements de loisirs (piscine, sauna, court de tennis), et ont été construites au début des années 1990 par des promoteurs privés.

Eleonora Elguezabal est donc partie de l’idée qu’il existe des enclaves de riches propres à la fragmentation de la ville de Buenos Aires, à l’image des quartiers fermés de la banlieue de la capitale argentine. Une littérature fournie s’est développée sur les questions des copropriétés fermées entre le milieu des années 1990 et les années 2010, dans le cadre de la mise en place de politiques néolibérales et de l’accroissement des inégalités en Argentine, qui ont eu une forte influence sur l’urbain par la fragmentation de l’espace. Les débats se sont aussi menés à une échelle plus globale par des auteurs d’autres pays, s’intéressant à la restructuration des villes contemporaines. Elle a donc étudié ces torres par rapport à des terrains semblables dans d’autres pays, incarnant les rapports d’exclusion qui marquent la ville.

 

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Molecule House, une villa dans une copropriété fermée de la banlieue de Buenos Aires, mise en vente en 2013 pour 1,35 millions de dollars (source : New York Times)

Elle a travaillé autour d’une triple interrogation. La première concernait la porosité de ces frontières urbaines qui dessineraient ces copropriétés fermées. Elle a découvert que ces frontières sont très poreuses, traversées par des classes populaires (jardiniers, artisans, vigiles). Ce constat peut paraître anodin, mais reste peu exploré dans les travaux sur les gated communities. Cela contribue à l’invisibilisation de cette porosité et de ce qu’elle dit des rapports d’exclusion. Elle a donc utilisé ce constat comme point de départ de son enquête, autour de l’articulation a priori contradictoire entre recherche d’entre-soi et délégation du travail.

La deuxième concerne la labilité des frontières (leur propriété à changer, bouger, être mobiles). Elle s’est par conséquent interrogée sur le supposé caractère rigide et implacable des nouvelles frontières. En écoutant les différents acteurs, elle a noté différentes approches de ces espaces et des frontières qu’ils dessineraient. L’identification de ces frontières étant différentes selon les acteurs, elles sont mouvantes et objets de conflits. Un problème de méthode s’est posé pour la chercheuse : comment définir les frontières qu’elle étudiait ? Elle pouvait décider soi-même de sa définition des copropriétés fermées et laisser de côté les conflits autour de cette définition, ou intégrer ces conflits dans son analyse. Elle a choisi la deuxième option.

Elle a enfin constaté un effacement progressif de son objet d’étude. Au début de sa recherche en 2005, les travaux et débats autour des copropriétés fermées étaient nombreux. Au cours des années suivantes, les auteurs locaux se sont mis à travailler sur autre chose et les débats se sont effacés. Elle a observé les mêmes évolutions sur les gated communities en général. Eleonora Elguezabal a donc cherché à expliquer l’effondrement de cet objet d’étude, et elle a dû décider comment se positionner face à cela. Elle a choisi d’intégrer aussi cet élément à son étude, car beaucoup de travaux existent autour de l’émergence d’un objet d’étude, mais elle a remarqué que peu de travaux de recherche portent sur  la disparition de questions d’étude.

 

En ce qui concerne la porosité des frontières, l’invisibilisation des employés et les rapports de domination qui en découlent, elle a analysé l’organisation sociale des copropriétés fermées, les relations effectives qui s’y nouent. Elle s’est appuyé sur la notion de « mondes sociaux », telle que définie par Howard Becker en 1982, à savoir « le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres » de ce monde.  Elle a donc travaillé sur le monde social des copropriétés fermées, étudié la fabrique de ces copropriétés, la manière dont elles sont reproduites au quotidien. Ce travail l’a amenée à prendre du recul par rapport à la vision de ces torres comme des enclaves. Eleonora Elguezabal a notamment fait émerger des mécanismes d’invisibilisation et de construction d’un entre soi sélectif. La sécurité, présentée comme le principal élément qui fait des torres une forme de frontière urbaine, est selon elle plus un rite d’institution : le travail des vigiles est plus un travail d’accueil que de surveillance. Il s’agit surtout d’un travail de différenciation, d’étiquetage des groupes, puisque si les « gremios » (les gens qui viennent travailler dans les appartements, les domestiques, femmes de ménage, personnel de service) sont très contrôlés à l’entrée de service, les habitants ne le sont quasiment pas à l’entrée principale. Il est d’ailleurs inscrit dans le règlement interne de Puerto Buenos Aires (une des torres de la ville) que l’entrée des habitants et des employés ne sont pas les mêmes et font l’objet de dispositifs de sécurité différenciés. La ségrégation spatiale et sociale s’organise donc dès les entrées, avec une différence marquée de traitement des différentes populations (les vigiles sont chaleureux avec les habitants, suspicieux envers les travailleurs). La hiérarchisation s’organise également entre les différents employés. Le groupe des travailleurs est fragmenté, ceux qui se trouvent dans les meilleures positions marquent leurs différences par rapport aux plus précaires. Cela fragilise les formes possibles de résistances collectives et de visibilisation de ce groupe. Ceux qui cherchent à se différencier des plus précaires mettent cependant en œuvre des stratégies de résistance, qui provoquent une forte frustration chez les habitants qui aspirent à vivre dans un entre-soi. Ceux-ci se plaignent notamment de chefs de maintenance qui ne restent pas à leur place, fument dans les couloirs et s’adressent directement aux habitants. Malgré le fait que les stratégies de résistances des travailleurs soient très fragmentées et peu coordonnées, elles posent un problème pour la pratique de l’entre-soi recherché par certains habitants. De plus, la réalisation par certains travailleurs de petits travaux au noir crée des relations interpersonnelles avec les habitants qui peuvent les rendre plus visibles à leurs yeux.

Une fois qu’on a compris cette organisation, il convient de se demander si cet ordre social est présent dans toutes les torres. Les frontières sont-elles créées par l’existence de cet ordre social dans certains endroits et pas dans d’autres ? L’usage de la sécurité comme rite et cette forme de travail flexible, relativement répandus, relient les copropriétés fermées entre elles. Des managers passent d’ailleurs d’une copropriété à l’autre pour mettre en place cette même organisation. Cependant, cette organisation du travail ne prend pas la même forme partout, et fonctionne mieux dans certaines torres que dans d’autres. Cela pose la question des limites de cette catégorie des copropriétés fermées.

La catégorisation, le classement de ces copropriétés fermées pose aussi problème. Il s’agit d’une question de recherche, mais aussi d’une question que se posent les acteurs eux-mêmes.  En effet, Eleonora Elguezabal a observé des différences d’appréciation du périmètre des torres par les différents acteurs, qui aboutissent à des conflits de classement. Les décalages se retrouvent dans la façon dont les agents sociaux abordent ces copropriétés, entre ce qu’ils considèrent comme les vraies copropriétés fermées, distinctes du reste de la ville, et les fausses torres qui ne rentrent pas dans cette stratégie de distinction. Cette différenciation se retrouve d’ailleurs chez les promoteurs et chez les gestionnaires qui cherchent à valoriser leur patrimoine. Les stratégies de distinction et de définition s’organisent aussi autour de valeurs morales : certains habitants veulent faire de leur copropriété une copropriété fermée, mais d’autres ont des doutes moraux et politiques quant à ce type d’habitat, et résistent car ils ne veulent pas vivre dans ce type d’espace.

 

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Torres Mulieris Puerto Madero, Buenos Aires (source : Wikimedia) 

 

Pour Eleonora Elguezabal, les gated communities n’existent pas, au sens où ce modèle peine à exister tel quel dans la réalité. Il y a bien des pratiques de de distinction, un processus de différenciation spatiale et sociale autour de ces espaces, mais il s’agit d’un objet mouvant. Son objet d’étude a d’ailleurs été reformulé en cours d’étude,  en arrêtant de se concentrer sur la notion de gated communities pour se recentrer sur le travail de création de l’enclavement.

Ce travail passe par la mise en place de cet ordre social, de cette organisation du travail, mais il se joue aussi ailleurs que dans les copropriétés concernées et implique une appropriation par les différents publics de certaines manières de voir le monde. Eleonora Elguezabal a notamment étudié trois espaces sociaux dans lesquels le travail d’enclavement est à l’œuvre.  Il s’agit d’abord de l’espace résidentiel,  puisque les pratiques résidentielles des habitants créent en partie les frontières urbaines. Les classements entre copropriétés fermées et autres espaces sont-ils vraiment devenus le critère principal de hiérarchisation spatiale ? Eleonora Elguezabal répond à cette question que la division en quartiers reste structurante à Buenos Aires, et le classement en copropriété fermée ou non ne s’y substitue pas. Ce qui est valorisée socialement, c’est d’habiter les beaux quartiers (La Isla, Palermo Chico, Belgrano, San Isidro), ce qui n’est pas forcément synonyme des quartiers les plus chers. Puerto Madero est le quartier le plus cher de Buenos Aires car il a fait l’objet de beaucoup de spéculation, mais les habitants de ce quartier sont frustrés de la valeur symbolique de leur habitat, de leur quartier (qu’ils définissent comme « bling bling »).

Le second espace concerné est celui de la gestion des copropriétés fermées (les syndics, les gestionnaires…). Ils organisent le travail au sein de ces torres, ce sont donc des acteurs importants. Qui sont les entrepreneurs d’enclavement dans cet espace ? La torre y prend une définition particulière : une vraie torre est celle qui accepte l’organisation du travail que les gestionnaires veulent mettre en place : travail flexible, sécurité, présence d’un manager qui organise le travail sur place. L’espace est polarisé autour de ces torres, gérées par de très grandes entreprises de gestion. Les professionnels de la gestion ont d’ailleurs repris les torres pour se distinguer de la massification du secteur de la gestion. Cela fait l’objet de conflits avec le syndicat très puissant des travailleurs des copropriétés fermées, qui veut proposer d’autres manières d’organiser le travail.

Enfin, le travail d’enclavement est également mis en œuvre dans l’espace de la production du bâti, à savoir celui des promoteurs, urbanistes, architectes, et d’une manière générale de tous ceux qui participent à la construction des immeubles. La catégorie des torres est d’abord une catégorie qui correspond à la figure du promoteur, tardive en Argentine. De nombreux débats autour de ces torres ont lieu entre les architectes et les promoteurs : d’anciens architectes critiquent les promoteurs, et reprennent les catégories sur lesquelles ils s’appuient mais pour les critiquer.

Eleonora Elguezabal  considère que son approche est moins dramatique que celle de la ville insulaire. Elle montre pourtant qu’il existe un processus d’enclavement de ces copropriétés fermées, au sein de différents espaces sociaux. Elle s’est interrogée sur l’effacement progressif de son objet d’étude, qui a fait beaucoup moins débat ces dernières années, alors que les lieux continuent bien d’exister. Elle explique que s’il existe un certain nombre de raisons scientifiques à cela, il s’agit surtout de  raisons politiques. La critique très forte de ces torres était liée à un ensemble de travaux qui attaquaient les effets sociaux et urbains des politiques néolibérales des années 1990 et de la crise des années 2001-2002. Il y a ensuite eu un changement d’agenda politique à la fin des années 2000, et ces torres ont soulevées moins d’enjeux et de controverses car d’autres politiques ont été menées, ce qui a abouti à l’effondrement des réseaux de critiques.

 

L’étude réalisée par Eleonora Elguezabal est extrêmement utile pour notre propre projet, notamment parce qu’elle nous permet de mieux connaître le contexte social et urbain de Buenos Aires, et de rappeler que les frontières urbaines que nous étudions ne sont pas seulement physiques, spatiales, mais aussi des construits sociaux. De plus, Eleonora Elguezabal nous montre que ce sont surtout les quartiers qui importent à Buenos Aires, et renforce donc l’importance de notre analyse en termes d’intégration des différents quartiers à un système urbain interconnecté, à la fois des quartiers populaires marginalisés, mais aussi des copropriétés fermées a priori coupées du reste de la ville. Les nouveaux outils numériques permettent-ils de transformer ces frontières ? Permettent-ils une meilleure implication citoyenne, et la création de nouveaux liens entre les différents quartiers, très différents, de cette grande métropole ?

 

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